
2018 - Vagabondages…
Nyon
Quête contradictoire. Certes, les impulsions d’énergie à force de couleurs consistantes construisent des arcs, comme des poussées, dont on veut voir qu’elles pointent vers des hauteurs imaginaires. Des ciels ? Il faut porter attention à la délicatesse des dégradés, des transparences, des superpositions, suggérant un au-delà, une hétérotopie évanescente. Pourtant, récurrente, cette impression de l’horizon obstrué.
Les états de fragile harmonie sont contestés par les tentations manifestes de souillures. Des trainées, des taches rouges évidemment de sang, des griffures. Les espaces sont stigmatisés, maculés. Ils font l’objet de profanation, chère à Giorgio Agamben, quand il s’agit de détourner un dispositif de sa fonction première.
Les lignes de démarcation horizontales souvent, obliques parfois, sont infranchissables. Effet de jointure volontaire et nécessaire. Le tableau est cadré en deux, qui donne la dimension de deux foyers d’incandescence et de profondeur obtuse. Zones de tensions et d’influence appelant les hybridations. Mais des traces parfois plus ténues, lovées de façon organique dans les surfaces peintes, sont les nuances d’une sensualité fantasmée. Des ondulations telles celles de dunes de sable. Ces empreintes délicates innervent et stimulent les récits que le voyageur prend le temps d’inventer. Par ailleurs, il convient de regarder dans cette peinture comment le tracé bleu azurin ourlé de vert menthe écarte de ses rives les colonies de noir tourmenté et de rouge cramoisi. Parfois, Bernard Boujol engage au cœur de sa vision une violence plus radicale et extravertie. Que l’on observe ainsi la toile qui fait état du démembrement, de l’écartèlement, d’une ville martyre de l’histoire actuelle.
L’enthousiasme du geste de création menace de débordement la cadre, qu’il faut donc élargir ! Voir les points rouges évoqués ci-dessus, cette giclée qui macule vivement et gravement le rectangle délimité par un tracé rouge. Tenons-nous ici une possible hyperbole de la weltpolitik et de ses violences, qui franchissent envers et contre tout la frontière de l’ignominie ? Et aussi l’expression d’une exaspération du peintre, qui n’en peut plus mais à explorer les lieux de sa sensibilité, de son imaginaire, qui font leur lit des actualités du temps contemporain ?
Les tableaux sont des entreprises consistant à placer des moments d’ordre dans la profondeur des couleurs assemblées et ressortant parfois de collages. Mais le désordre est en train d’advenir, que de nombreux motifs bousculent, cherchant à s’émanciper du chaos.
Dès lors, de vagabondages il ne peut être question, de stations d’observation et d’escales de réflexion plutôt. Le vagabondage est du côté de l’anecdote insinuant une expérience étourdie de la vie qui va ; le peintre ici échafaude des représentations, afin de leur faire rendre une vision complexe et pour partie douloureuse du monde. Ce n’est pas le touriste que Bernard Boujol s’échine à mobiliser, mais bien son visiteur - spectateur. Son geste de création relève d’une volonté qui submerge le vagabond, le noie. Titre de l’exposition, une provocation dont on ne veut être dupe !
Ainsi, Bernard Boujol s’essaie à l’intranquillité, qui donne en partage le sentiment d’une inquiétude, d’un vertige, dont on ne parvient pas pour l’heure à percevoir s’il est celui de la chute ou de l’envol.
Jean Perret - critique essayiste